8
Une pluie fine frappait le toit de chaume, martèlement doux et régulier qui donnait à Kian l’illusion du repos. Par la porte ouverte, les essences de la lande et de la forêt parfumaient l’air confiné de la hutte. Les jacassements d’une pie déchirèrent le silence. Sans doute un chat sauvage qui menaçait son nid. Kian quitta le pas de la porte et revint s’asseoir à même le sol. Son regard passait de la couche d’Aneurin à celle d’Azilis. La pluie continuait à tomber, égrenant le temps qui s’écoulait trop lentement. Parfois, un gémissement s’élevait, Aneurin s’agitait, et Kian lui faisait avaler un peu de ce breuvage à l’odeur douceâtre – savant dosage de mandragore et de pavot – qui arrachait le jeune homme à la douleur et le plongeait dans le sommeil. Régulièrement, il posait sur son front un linge imprégné d’eau fraîche. Mais la fièvre était si forte que la compresse tiédissait immédiatement.
Azilis était aussi immobile que les statues qu’il avait parfois entrevues dans le jardin d’Appius. Par instants, envahi d’une terreur soudaine, il bondissait vers elle, écoutait son cœur, vérifiait qu’elle respirait. Elle vivait – son corps vivait – mais son esprit l’avait désertée depuis plus de vingt-quatre heures.
L’abbé Mewen n’avait posé aucune question. Le Seigneur avait envoyé ces malheureux, il fallait les aider, leur offrir asile, soins, prières. On les avait installés dans la hutte des invités, non loin de l’entrée du monastère. Un des moines avait soigné Aneurin pendant que Ninian s’occupait de sa sœur et que Kian se lavait et se changeait. Puis il avait pansé et nourri les chevaux, aidé à enterrer les cadavres, nettoyé et fourbi les épées. Et tué Lug, que sa jambe cassée condamnait. En égorgeant le bel étalon dont il s’était occupé si souvent, Kian n’avait pu retenir ses larmes. Le reste, il l’avait accompli sans réfléchir. Ce qu’il ressentait maintenant, hormis la fatigue, c’était la peur terrible de perdre Azilis et Aneurin.
Azilis était tout pour lui. Mais pourquoi, en si peu de jours, s’était-il tant attaché à ce barde étrange ? Durant ces heures de solitude passées au chevet des deux blessés, il avait eu le temps de s’interroger à ce sujet. Et il ne trouvait pas de réponses. Ils n’avaient rien en commun, rien qui les rapprochât – à part Azilis bien sûr. Pourquoi justement, n’était-il pas jaloux de cet homme qu’Azilis adorait ? Il aurait dû le détester pour chaque regard qu’elle lui lançait. Mais non. Dès le début du voyage, il avait succombé à son charme, s’était laissé séduire par son sourire, par ses discours, par sa folie.
Dans le fond il comprenait Azilis. Comment ne pas aimer un homme pareil ? À côté de lui Kian n’était rien de plus qu’un bon esclave chargé de monter la garde. De défendre ses maîtres jusqu’à la mort. Ce qu’il n’avait précisément pas fait.
Le jeune homme se frotta le visage. Il avait à peine dormi et, quand le sommeil le surprenait, des cauchemars l’en arrachaient.
Complies venaient de sonner. Ninian priait avec les autres moines. Kian se pencha sur Azilis. Il lui caressa la joue du bout des doigts, passa sa main dans ses cheveux, effleura presque sa bouche d’un baiser. Mais il se figea avant de toucher ses lèvres et retourna s’asseoir, la gorge serrée.
Il avait voulu l’abandonner. Échapper à cet amour impossible, à la douleur de se sentir indigne d’elle. Mais sans Azilis quel intérêt aurait la vie, quelle saveur la liberté ? Il était resté immobile, de longues minutes, puis était revenu au galop, craignant qu’ils fussent déjà repartis. Il avait entendu des cris, entendu le fracas des épées. Si seulement il s’était décidé à les rejoindre plus tôt ! Si seulement il ne les avait pas quittés…
Pour la centième fois, il se répéta que s’il n’avait pas fui, ni Aneurin ni Azilis ne seraient suspendus entre la vie et la mort. Et pour la centième fois il se maudit.
Aneurin remua sur sa couche. Il se réveillait. Ses pupilles dilatées brillaient à la lueur de la lampe qui brûlait près de son lit. Il était torse nu et sa peau ruisselait de sueur. De grandes bandes de lin entouraient son cou et son épaule. Le tissu était à nouveau souillé de sang et de pus car, malgré les soins du moine Pandarus, la plaie s’était infectée. Le cœur de Kian se serra à la vue de son visage creusé par la fièvre et la souffrance.
— De l’eau, s’il te plaît.
Kian l’aida à boire. Le moindre mouvement coûtait au blessé d’énormes efforts. Il ne pouvait pas bouger sans être aussitôt poignardé par une douleur qui le laissait sans force.
— Azilis ? murmura-t-il.
— Toujours rien.
— Je n’ai pas su la protéger. Pas plus que Malwen. Dans mon rêve, elle avait son visage. C’était Malwen mais elle avait le visage d’Azilis. Elle était morte, c’est ma faute parce que je suis un lâche, un immonde lâche incapable de défendre ceux que j’aime.
Aneurin parlait vite, d’une voix basse et anxieuse. Que voulait-il dire ? Qui était cette Malwen ? Kian posa la main sur son front fiévreux.
— Tu es tout sauf un lâche. Azilis est tombée de cheval, tu n’y pouvais rien.
— Tu ne comprends pas, gémit Aneurin en lui saisissant le poignet avec une force surprenante. Je me suis enfui, je me suis sauvé pendant que les autres se faisaient massacrer.
— C’est un cauchemar. Tu t’es battu contre ces Francs. Tu en as tué deux.
— Les Francs ? Quels Francs ? Je te parle des Saxons ! En Bretagne. J’ai eu peur. Quand ils ont dévalé la colline en hurlant, je me suis effondré en tremblant. Et puis j’ai couru me cacher comme un blaireau dans son terrier. Quand je suis revenu au village, les barbares m’avaient devancé. Tout le monde était mort, et moi… Moi, je n’étais même pas blessé !
Il laissa retomber son bras et cria de douleur. Kian, qui avait tant de mal à s’exprimer, sentit que, cette fois, il lui faudrait trouver les mots pour apaiser Aneurin. Car seules des paroles bienveillantes guériraient une blessure bien plus ancienne que celle dont le jeune homme souffrait aujourd’hui. Aneurin avait fermé les yeux. Kian se pencha vers lui et lui prit les mains. Il les trouva sèches et brûlantes.
— Aneurin, écoute-moi… Tu m’entends ?
Le blessé rouvrit les paupières.
— Tu as peut-être été lâche dans le passé, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que tu t’es racheté cent fois depuis. Tu m’as sauvé la vie à l’auberge, tu as protégé Azilis. Tu t’es battu pour elle, seul contre six hommes.
— Je ne l’ai pas sauvée, Kian ! C’est elle qui m’a sauvé, en jetant sa jument sur ce Franc ! Et moi, je vais mourir ici sans avoir donné Kaledvour à mon roi. J’aurais dû disparaître il y a six ans, en me battant pour les miens…
— Si tu étais mort à ce moment-là, qui aurait forgé Kaledvour ? Tu pouvais mener une vie facile à la villa, mais tu es parti en Orient. Est-ce que ce n’est pas le destin qui te guidait ? Ou Dieu, comme tu voudras. Peut-être qu’il fallait que tu sois lâche pour survivre et apporter Kaledvour à ton peuple.
Kian sentit les mains d’Aneurin se détendre. Le blessé le fixait de son regard noir que la fièvre rendait encore plus intense. Il murmura :
— Moi aussi, j’espère que Dieu voulait cela. Tu sais, Kian, j’ai mis mon âme dans cette épée. J’ai versé mon sang dans son acier. Pour sauver mon peuple, et pour me racheter.
Aneurin demeura silencieux un moment, visage crispé, souffle court. Ses paupières se rouvrirent sur un regard terrifié.
— Kian ! Kian ! Sais-tu forger ?
— Non. Tiens, bois un peu.
— Non ! Écoute, il y a peut-être un forgeron ici. Les frères ! Appelle les frères !
— Ils sont à l’office. Je n’ai pas vu de forge. Calme-toi, ne bouge pas, tu vas encore te faire mal… Bois.
Aneurin sombra dans une courte torpeur dont il sortit brutalement. Les yeux fermés, il débita un discours presque inaudible :
— Le secret. Le secret de Kaledvour. Kian, il faut fabriquer d’autres épées comme elle. Écoute-moi. La bande d’acier du milieu… Avant de forger l’âme… Le guerrier doit la tremper de son sang… Il y a une invocation… Après seulement, avec la limaille… On peut écraser des graines… C’est pour les tranchants… Ah, je ne sais plus !
— Je crois comprendre, répondit Kian. J’ai déjà vu forger. Dis-moi juste les mots, cette invocation.
— J’ai mal, Kian, je n’ai jamais eu aussi mal… Comme j’ai soif. Donne-moi encore de l’eau. Et puis il fait froid, pourquoi fait-il si froid ?
Kian, bouleversé, l’aida à avaler quelques gorgées. Il avait entendu des blessés se plaindre du froid alors qu’ils brûlaient de fièvre. C’était avant que la mort ne mît fin à leurs souffrances. Comme s’il avait pu lire dans l’esprit de Kian, Aneurin prononça d’une voix blanche :
— Je vais mourir.
— Tu guériras. Le moine t’a bien soigné.
— Non, c’est fini, je le sens. Écoute…
— Dis-moi les mots qu’il faut prononcer. Je te promets de les retenir.
Le visage d’Aneurin se crispa.
— Quels mots ? Je vais mourir, je le sais. Je veux que tu me jures…
— Quoi ?
— D’apporter Kaledvour au roi. Pour moi.
Kian se mordit les lèvres.
— Je t’en prie, Kian ! Jure-moi !
— Tu veux que moi j’apporte ton épée à ton roi ?
— Oui, toi. Tu es le seul à pouvoir le faire.
— Mais je ne suis qu’un affranchi. Je n’ai jamais voyagé. Je… Je ne connais pas ta langue, ton pays. Comment veux-tu…
Aneurin ne répondit pas. Livide, le souffle court, il avait à nouveau perdu connaissance. Kian tenta de le réveiller :
— Aneurin ! Donne-moi la formule. Je veillerai à…
— Tu y arriveras, Kian, balbutia-t-il en ouvrant à demi les paupières. J’en suis sûr. Je t’en supplie… Accepte… Je ne peux pas mourir comme ça. Jure-le ! Porte Kaledvour à Ambrosius.
Kian hésita un instant. Les yeux écarquillés d’Aneurin ne quittaient pas les siens, suppliants et pleins d’angoisse. Comment lui refuser la seule chose qu’il pouvait faire pour lui ?
— Je te le jure, Aneurin.
— Et Azilis… Ne l’abandonne plus. Promets-le-moi aussi.
— Je ne l’abandonnerai pas.
— Merci… mon frère. Tu sais… Elle a besoin de toi. Elle t’aime… plus que tu ne le crois… Plus qu’elle ne sait elle-même.
Aneurin ferma les paupières. Un peu plus tard, quelques mots s’échappèrent encore de sa bouche :
— Trop tard. Trop long.
Parlait-il de l’invocation ? Il sombra ensuite dans un sommeil lourd que les fantômes du passé ne paraissaient pas hanter. Kian demeura assis près de lui. Il dut dormir aussi, car le retour de Ninian le fit sursauter. Le moine lui apportait une bouillie d’avoine. Ninian s’assit au chevet d’Azilis, lui prit la main et l’appela doucement. Sans succès. Kian l’observait qui priait à mi-voix, serrant toujours la main de sa sœur.
Le visage de Ninian ressemblait à celui d’Azilis mais en plus doux, en plus fragile. Leurs grands yeux clairs qui interrogeaient le monde étaient semblables tout comme leur bouche charnue qui le croquait à pleines dents. Ils possédaient la même chevelure brune mais la tonsure, en agrandissant le front de Ninian, lui donnait un air réfléchi et serein qui ne rappelait sa sœur en rien.
Ninian s’agenouilla ensuite près d’Aneurin. Il dormait toujours, la respiration sifflante et saccadée.
— Il brûle de fièvre. Sa blessure s’est infectée.
— Si Azilis se réveillait, elle saurait le guérir.
— Tu crois ? Elle s’intéresse à la médecine depuis la maladie de maman, mais de là à guérir…
— Ta sœur a beaucoup appris auprès de l’Ancienne de la forêt. Elle connaît les plantes, elle a un don de guérisseuse.
Ninian revint s’asseoir au chevet de sa sœur, songeur, regardant Kian manger sans appétit, une main soutenant sa tête comme s’il allait s’effondrer sur la table. Il ne pouvait chasser la vision effrayante qu’il avait eue dans la forêt : ce visage éclaboussé de sang, ces yeux encore luisants d’une folie meurtrière et, dans les bras de ce monstre, le corps inanimé d’Azilis. Un démon sorti de l’enfer. Un démon que sa sœur s’était attaché corps et âme, cela sautait aux yeux. Ninian tenta de se rappeler si Azilis lui avait parlé de son esclave. Rien ne lui vint en mémoire. Quels liens pouvaient s’être noués entre elle et cette brute ?
— Tu sembles bien connaître ma sœur, très bien même.
Kian tourna la tête vers lui. Il paraissait à bout de fatigue, mais la question de Ninian l’avait fait se redresser vivement.
— Très bien ou trop bien ? répliqua-t-il sèchement. Je suis devenu son confident parce qu’elle n’avait plus personne à qui parler. Tu crois qu’elle se serait abaissée à coucher avec un esclave ? Parce que c’est à ça que tu pensais, je suppose.
Ninian recula malgré lui. Kian avait un regard terrible. Pourtant il y avait plus de tristesse que de colère dans le ton de sa voix.
— Je ne voulais pas te blesser, fit Ninian. Pardonne-moi. Je crois que j’étais jaloux.
Kian ne répondit pas. Il paraissait ailleurs. Des pans entiers du passé remontaient à la mémoire de Ninian, des souvenirs lointains qu’il pensait avoir oubliés et qui resurgissaient avec une fraîcheur nouvelle. Azilis et lui, toujours ensemble, toujours si proches.
Sans en avoir vraiment conscience, il dit à voix haute :
— Jaloux, oui ! Azilis et moi, nous étions si complices. Un regard suffisait pour que nous nous comprenions. Nous nous confiions tout. Elle était mon double, et moi j’étais le sien. Ninian et Niniane… Nous n’avions pas besoin d’amis. Qui aurait pu nous offrir davantage ? Nous vivions dans notre monde, à l’abri, dans nos rêves, dans les récits que nous lisions…
Il laissa sa phase en suspens. Quand il reprit la parole, Kian comprit que Ninian l’avait oublié. C’était sa sœur qu’il regardait, c’était à elle qu’il parlait.
— Mais tu as toujours été la plus forte. Tu décidais et ça me convenait. J’aimais te suivre sur les chemins que tu explorais, où je ne me serais jamais aventuré seul… Aussi téméraire que Caius, aussi courageuse que papa ! Tu étais sa préférée, il ne le cachait même pas. Il aurait tellement voulu que tu sois le garçon et moi la fille ! Seigneur, moi aussi, comme j’aurais aimé être toi !
La voix de Ninian s’étrangla. Kian, gêné, n’osait quitter la pièce de crainte qu’il ne s’en aperçoive. Azilis lui avait souvent parlé de son jumeau, de leur complicité et de sa « trahison ». Il savait à quel point son départ l’avait blessée. Il découvrait qu’Azilis avait aussi fait souffrir son frère.
— Tu m’étouffais, c’est horrible de dire cela pourtant c’est vrai. Je n’aime personne plus que toi mais tu m’empêchais d’être moi-même. Tu as une telle énergie, une telle fougue. J’étais toujours perdant ! C’est seulement quand maman est tombée malade que je m’en suis rendu compte. Je priais pour elle et tu te moquais de ma foi ! Que tu ne respectes pas ce qu’il y a de plus précieux pour moi m’a ouvert les yeux. Je ne sais pas ce qui t’a rendue si impie. J’ai tellement peur pour ton âme si tu meurs maintenant !
Ninian se releva brutalement et jeta à Kian un regard égaré. Il balbutia :
— Frère Pandarus viendra donner une décoction à Aneurin. Peut-être pourra-t-il l’aider à lutter contre cette fièvre ?
Comme Kian ne répondait pas. Ninian ajouta avec toute l’autorité qu’il put trouver :
— Tu sembles épuisé. Repose-toi, je les veillerai.
— Tu me réveilleras à matines[49] ?
— Promis. Je te réveillerai quand je partirai.
Kian s’étendit lourdement sur sa paillasse. Alors Ninian se remit à prier.